• Je restais pensif, lui, dessinait des figures sur le sol de la pointe de son bâton. De temps en temps il me jetait un coup d’œil par-dessous le rebord de son chapeau. Son corps diffusait une grande tendresse, je me félicitais silencieusement d’avoir rencontré cet homme qui semblait connaître tant de mystères de la vie. Un rouge-gorge sautillait un peu plus loin, il se posa sur  un arbuste en picorant l’écorce. Le vent secouait les feuillages et gênait le vol d’une pie qui ne put vérifier que la trajectoire la plus courte est la ligne droite, c’est en dessinant un demi cercle qu’elle parvint enfin à rejoindre son nid. Je partis en voyage dans ma tête, un événement qui s’était produit l’année  précédente refit son apparition. C’est en grande partie en raison de cette affaire que je dus quitter mon emploi dans un parc animalier. J’essayais de reconstituer toute la scène dans mon esprit et la présence de Manter qui s’était installé face à moi s’évanouit de ma conscience. J’étais en train de nettoyer les cages des lions, nous tirions les excréments avec des raclettes métalliques à long manche. Ce jour-là je remplissais cette tâche tout seul. Un  gros mâle me regardait intensément, les yeux remplis d’un sommeil fraîchement consommé. Il était couché et accompagnait chacun de mes gestes d’un mouvement de sa tête en faisant flotter sa crinière. Je crois bien que mes pensées s’étaient arrêtées, j’étais comme hypnotisé par le regard curieux de l’animal. Ce fut comme si je l’entendais en moi. Il me parlait. Sa voix était grave et douce, elle me mit irrationnellement en confiance. J’étais à cinquante centimètres des barreaux qui nous séparaient et je ne bougeais plus, écoutant la voix qui me disait : « Viens, n’aie pas peur, approche ! ». J’avais fermé les yeux, machinalement, sans réfléchir, juste pour mieux me fondre dans la voix. Il s’était levé silencieusement et se tenait le nez contre les barreaux. « Tu ne risques rien, touche moi. ». J’en étais convaincu, quelque chose en moi du domaine de l’instinct me l’assurait. J’étendis la main et la passai entre deux barres d’acier. Il se tourna pour mettre toute la longueur de son corps contre la paroi, comme pour s’abandonner à mes caresses. L’émotion tira l’eau de mes yeux pendant que ma main continuait son chemin de tendresse vers sa crinière. Il râlait de plaisir comme le font les chats. Se pouvait-il qu’il passe d’un instant de communion à l’instant qui le ferait tueur ? Une force m’empêcha d’y songer en ce moment précis. J’ai fini par passer les deux bras dans sa cage et prendre sa tête entière dans mes mains. Il a fermé ses yeux comme un enfant qui s’endort dans les bras de sa mère. Et c’est là que je fus surpris par le responsable des employés et que je  reçus une belle  engueulade aux accents chantants de la Provence. Le jour même, ma mère reçût un coup de téléphone du directeur. Il lui développa avec le plus grand ménagement dont il était capable que j’étais trop inconscient des dangers qui m’entouraient pour qu’il puisse me conserver dans ma fonction.

     


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  • Accompagnant mes paroles par le geste je ramassai une pierre ronde et la jetai contre la paroi du rocher noir. Elle vint heurter une grosse pierre, à cinq mètres de nous, sur laquelle elle rebondit avec force et alla se figer dans un trou à deux mètres du sol. Sa loge n’était pas beaucoup plus grande que la pierre qui s’y blottit tel un œuf dans son nid.

    Epaté, je tournai les yeux vers mon compagnon jardinier, il était immobile, fixant ma pierre ou le trou, peut-être les deux en même temps. Pendant trente secondes je ne fis que cela, faire voyager mon regard de ma pierre aux yeux de Manter.

    Tu peux recommencer ce tir ? me demanda-t-il.

    Quoi ? Vous voulez que je réessaye de lancer la pierre dans le trou en la faisant ricocher ? C’est impossible ! lui criai-je en m’esclaffant.

    Tu as certainement raison, il n’y a peut-être qu’une chance sur un million que tu y parviennes à nouveau. Et pourtant, sans pensée ni but, tu as réussi à faire quelque chose de tout à fait impossible.  C’est de cette liberté là que je voulais parler. Qui n’est pas liberté de penser, mais liberté d’agir sans encombrement. Dans l’instant où nous parlions de la « liberté », quelque chose de « toi » s’offrit cette liberté si précieuse. Sans que rien ne l’annonce. Nous sommes restés suspendus des poignées de secondes au-dessus du vide. Car la vraie liberté crée du vide en aspirant  tout le superflu. Sais-tu combien de fois par jour cette occasion  d’accomplir des actes de haute portée par leur qualité incommensurable nous est offerte ?

    Non je n’en sais rien, mais quel intérêt représente un acte que la volonté ne peut concevoir ?

    Voilà bien une question qui ne peut séduire que l’ego…Tu viens d’ajouter au monde un geste que tu es incapable de reproduire, incapable de comprendre et personne d’ailleurs ne le pourrait. Tu ne te demandes pas comment cela fut possible ?

    Je le regardais silencieusement avec une expression d’incompréhension sur le visage, je sentais bien dans les muscles des yeux et du front, des joues et de la bouche les légères tensions qui modèlent les masques qui nous racontent à l’autre en-deçà des mots. J’étais très conscient dans cette minute de la façon dont mon esprit commandait aux nerfs et aux tendons. Je l’entendais donner ses ordres au travers des réseaux sanguins et électriques qui allaient de mon cerveau à mon visage. J’écoutais le dialogue souterrain qui disait : « tiens ! Tends-moi ce tendon pour faire un peu pitié ! Crispe ce muscle sur les tempes pour montrer ta bonne foi ! ».

    Si je vous comprends bien, vous me dites que ce qui est important réside dans un acte que j’accomplirai de très rares fois dans une vie, qui n’aura pas été conçu par mon esprit, que je  ne serai pas capable de reproduire et dont le sens ou le rôle sera presque toujours inconnu ?

    Non, pourquoi penser que cela n’arrive que rarement ? Ce mode de fonctionnement nous accompagne, nous n’y sommes tout simplement pas attentifs. Nous basons nos actions sur notre « volonté », comme tu l’as dit toi-même, ainsi, nous ne sommes pas disponibles à cette dimension de notre cerveau.

    Seriez-vous capable vous, de renouveler la scène de tout à l’heure, que se passe-t-il dans ces moments là, le savez-vous Manter ?

    Il rit en se penchant vers mon oreille droite et me chuchota. « Tout à l’heure, c’était ton instant de liberté à toi ! Il t’appartient, je n’en suis qu’un témoin bienheureux » ! Je suis un chasseur de ces instants, sache que leur point de départ est toujours en toi. Il arrive que notre esprit soit trop occupé avec ses affaires internes, ou concentré sur un objectif précis, comme pour le tir à l’arc. Il calcule à plein régime voulant tout gérer. Te souviens-tu de l’image que tu avais en tête lorsque tu as lancé cette pierre ?

    Oui ! Dis-je en riant. J’imaginais une marionnette libérée et s’affalant à terre une fois pour toutes.

    Et tu as visé ce rocher là-bas, comme pour illustrer la mort de la marionnette ?

    Je ne sais pas… Peut-être quelque chose dans ce genre, oui.

    Mais ça ne s’est pas passé comme ton esprit l’avait pensé, la pierre n’est jamais retombée sur le sol. Peut-être est-ce un message de ton corps… Sa façon à lui de te dire qu’il est en lien avec ce qui est tout autour. Qu’il n’y a pas que les pensées qui décident de ta vie. Mais s’il y a eu message, il est certainement plus vaste encore et c’est à toi d’en percer le sens complet.


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  • Il marchait doucement, regardant de part et d’autre du chemin ce qui devait être des plantes ou des petits animaux. Lorsqu’il leva ses yeux dans ma direction, deux cents mètres à peine nous séparaient. Je lui fis un signe de la main auquel il répondit en faisant basculer son chapeau. Puis je redescendis de mon perchoir pour marcher au devant de lui. Un peu plus loin il y avait des chênes verts, j’ai toujours aimé ces arbres solides et noueux qui ne se découvrent jamais. Ils m’inspiraient une sensation de force et de défi. Quand j’arrivai à quelques pas de lui, je lançai un « bonjour » joyeux. Il  répondit. «  Comment va le jeune ami en ce jour lumineux et venteux ? ».

    Je vais bien, je suis bien content de vous trouver par ici.

    Ah ! Encore des questions qui trottent dans ta tête je suppose…

     


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  • J’allais au gré de mes certitudes

    Autant de phares sur une mer incertaine

    Lorsque les lumières se sont éteintes

    La mer est restée sereine.

     


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  • Regarde ! Il pointait du doigt le sol. Toutes les pierres que tu as  déplacées, la poussière que tu as soulevée. Ce serpent qui a fui sous l’effet de tes gestes brusques et incontrôlés. Les oiseaux au loin qui ont tourné leur tête vers toi. Et plein de choses que nous ne connaîtrons jamais. Chaque geste que nous produisons se répercute sur tout notre environnement à l’infini. Et certainement que chacun de ces gestes est lui-même une répercussion. Un niveau d’attention plus aigu permet de se placer plus justement dans cette chaîne d’évènements. Une qualité d’action qui se base sur une volonté d’économie, sur un meilleur respect de la vie.

    Je n’avais rien à répondre à ces derniers mots, le silence en profita pour s’installer. Les paroles sont comme des feuilles mortes fouettées par le vent. Elles se soulèvent et font la ronde en tourbillonnant. Le vent lui, est comme l’agitation de nos pensées, on ne sait d’où elles viennent ni où elles veulent aller. Lorsque le vent se calme, les feuilles retombent sur le sol, sans jamais retrouver leur place précédente. Au prochain mouvement du souffle elles iront plus loin et s’éparpilleront dans un espace nouveau. Nous nous prenons souvent dans les pièges des mots, toujours sûrs qu’ils savent tisser le pont entre les hommes. Mais aussi souvent on se trouve déçu de voir que le pont était en papier, qu’il a croulé dès les premiers pas. Le silence lui, déçoit rarement ceux qui lui font la place. Le silence de ce moment ne me déçut pas. Il nous  enveloppa comme une couverture. La nature tout autour semblait plus vivante, les plantes et les arbres plus verts, et le mistral passait par-dessous la couverture sans nous déranger. Je savais que je ne comprenais pas intellectuellement la totalité de ce que j’avais entendu, mais je ressentais dans mon corps la trace d’une expérience essentielle. Je compris également qu’il y avait des trésors à découvrir au sein de cette relation. Le soleil déclinait doucement, je n’avais pas envie que cette rencontre touche à sa fin en même temps que le jour.

     


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