• Extrait de... Rencontre d'une vie

    Accompagnant mes paroles par le geste je ramassai une pierre ronde et la jetai contre la paroi du rocher noir. Elle vint heurter une grosse pierre, à cinq mètres de nous, sur laquelle elle rebondit avec force et alla se figer dans un trou à deux mètres du sol. Sa loge n’était pas beaucoup plus grande que la pierre qui s’y blottit tel un œuf dans son nid.

    Epaté, je tournai les yeux vers mon compagnon jardinier, il était immobile, fixant ma pierre ou le trou, peut-être les deux en même temps. Pendant trente secondes je ne fis que cela, faire voyager mon regard de ma pierre aux yeux de Manter.

    Tu peux recommencer ce tir ? me demanda-t-il.

    Quoi ? Vous voulez que je réessaye de lancer la pierre dans le trou en la faisant ricocher ? C’est impossible ! lui criai-je en m’esclaffant.

    Tu as certainement raison, il n’y a peut-être qu’une chance sur un million que tu y parviennes à nouveau. Et pourtant, sans pensée ni but, tu as réussi à faire quelque chose de tout à fait impossible.  C’est de cette liberté là que je voulais parler. Qui n’est pas liberté de penser, mais liberté d’agir sans encombrement. Dans l’instant où nous parlions de la « liberté », quelque chose de « toi » s’offrit cette liberté si précieuse. Sans que rien ne l’annonce. Nous sommes restés suspendus des poignées de secondes au-dessus du vide. Car la vraie liberté crée du vide en aspirant  tout le superflu. Sais-tu combien de fois par jour cette occasion  d’accomplir des actes de haute portée par leur qualité incommensurable nous est offerte ?

    Non je n’en sais rien, mais quel intérêt représente un acte que la volonté ne peut concevoir ?

    Voilà bien une question qui ne peut séduire que l’ego…Tu viens d’ajouter au monde un geste que tu es incapable de reproduire, incapable de comprendre et personne d’ailleurs ne le pourrait. Tu ne te demandes pas comment cela fut possible ?

    Je le regardais silencieusement avec une expression d’incompréhension sur le visage, je sentais bien dans les muscles des yeux et du front, des joues et de la bouche les légères tensions qui modèlent les masques qui nous racontent à l’autre en-deçà des mots. J’étais très conscient dans cette minute de la façon dont mon esprit commandait aux nerfs et aux tendons. Je l’entendais donner ses ordres au travers des réseaux sanguins et électriques qui allaient de mon cerveau à mon visage. J’écoutais le dialogue souterrain qui disait : « tiens ! Tends-moi ce tendon pour faire un peu pitié ! Crispe ce muscle sur les tempes pour montrer ta bonne foi ! ».

    Si je vous comprends bien, vous me dites que ce qui est important réside dans un acte que j’accomplirai de très rares fois dans une vie, qui n’aura pas été conçu par mon esprit, que je  ne serai pas capable de reproduire et dont le sens ou le rôle sera presque toujours inconnu ?

    Non, pourquoi penser que cela n’arrive que rarement ? Ce mode de fonctionnement nous accompagne, nous n’y sommes tout simplement pas attentifs. Nous basons nos actions sur notre « volonté », comme tu l’as dit toi-même, ainsi, nous ne sommes pas disponibles à cette dimension de notre cerveau.

    Seriez-vous capable vous, de renouveler la scène de tout à l’heure, que se passe-t-il dans ces moments là, le savez-vous Manter ?

    Il rit en se penchant vers mon oreille droite et me chuchota. « Tout à l’heure, c’était ton instant de liberté à toi ! Il t’appartient, je n’en suis qu’un témoin bienheureux » ! Je suis un chasseur de ces instants, sache que leur point de départ est toujours en toi. Il arrive que notre esprit soit trop occupé avec ses affaires internes, ou concentré sur un objectif précis, comme pour le tir à l’arc. Il calcule à plein régime voulant tout gérer. Te souviens-tu de l’image que tu avais en tête lorsque tu as lancé cette pierre ?

    Oui ! Dis-je en riant. J’imaginais une marionnette libérée et s’affalant à terre une fois pour toutes.

    Et tu as visé ce rocher là-bas, comme pour illustrer la mort de la marionnette ?

    Je ne sais pas… Peut-être quelque chose dans ce genre, oui.

    Mais ça ne s’est pas passé comme ton esprit l’avait pensé, la pierre n’est jamais retombée sur le sol. Peut-être est-ce un message de ton corps… Sa façon à lui de te dire qu’il est en lien avec ce qui est tout autour. Qu’il n’y a pas que les pensées qui décident de ta vie. Mais s’il y a eu message, il est certainement plus vaste encore et c’est à toi d’en percer le sens complet.


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