• Marchons jusqu’à lui, me dit-il. Nous allons essayer de toucher quelques fonctionnements de notre cerveau, veux-tu bien ? Il avait prononcé ces mots sur un ton mêlé de défi et de plaisanterie.

    Avec plaisir, je vous suis. Quels sont ces fonctionnements que vous voulez me faire découvrir ? Dis-je en prenant mes affaires et en lui emboîtant le pas.

    Nous allons faire un petit jeu d’équilibre, monter sur ce tronc et observer comment et avec quels outils notre esprit fait ses calculs afin de nous éviter de chuter.

    Il nous fallut trois minutes pour rejoindre l’arbre, l’idée m’enchantait, je ne doutais pas de mes qualités physiques et grimper aux arbres faisait partie de mes activités ludiques courantes. Dès que nous fûmes sur place il me dit de sauter sur le tronc. Je gravis d’un saut le mètre qui le séparait du sol.

    Que dois-je faire exactement ? Dis-je en faisant le funambule les bras légèrement écartés, je traversai toute la longueur sans traîner et revins vers les racines découvertes avec facilité et plaisir.

    Il me dit fermement « arrête-toi là, juste au milieu ! Avec quoi te maintiens-tu ?  ».

    —    Avec mes pieds ! Lui-dis-je en riant. Et avec les muscles de mes jambes. Tous mes muscles se parlent et collaborent !

    —    C’est tout ? En es-tu sûr ? 

    Avec mes bras également, bien entendu. Je ne voyais pas ce qu’il espérait que je lui réponde.

    Ok ! Alors ferme les yeux maintenant, Et fais quelques pas.

    C’était une autre chanson, sans le sens de la vue mon équilibre devint plus précaire. Je faillis glisser plusieurs fois, marcher en aveugle sur une surface convexe et étroite n’est pas aisé.

    Quelles sont tes constatations ?

    Et bien, j’imagine que je peux témoigner que mes yeux et sans doute mes oreilles aussi participent à mon équilibre…

    En effet, ton cerveau utilise tes yeux, tout ce qui se trouve autour de toi est une base pour ses calculs. En le privant donc de ces données visuelles, tu vas limiter son implication rationnelle dans le défi que tu te lances. Ces informations sont périphériques et plus leur quantité est élevée, moins tu perçois les sensations  qui émanent du centre de ton corps. Tes yeux sont les fidèles servants de ton calculateur mental.

    Du centre de mon corps ? Je ne comprends pas bien. Que dois-je attendre du centre de mon corps ?

    Il vint me rejoindre sur le tronc et se tint face à moi. Puis il ferma les yeux, sembla se concentrer, et marcha à reculons. Tout d’abord doucement, jusqu’aux premières branches. Ses pieds n’hésitaient aucunement, comme s’il avait des yeux au bout de chaque orteil. Il revint vers moi en accélérant, se colla contre moi et repartit en arrière plus rapidement qu’il ne l’avait fait la première fois. Ses déplacements remuaient l’arbre et je faillis glisser. Les yeux toujours clos, il s’arrêta à un mètre de ma position, releva un genou et tint en équilibre sur un pied. Il changea de pied quatre fois en sautant, son équilibre était parfait.

     


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  • J’avoue que je ne suis pas capable de comprendre clairement ce que vous dites. Il y a donc une partie de mon cerveau qui sent, et l’autre que fait-elle précisément ?

    De l’arithmétique ! dit-il d’un ton professoral. Des calculs. Regarde ! Il pointait du doigt la direction de l’est. Vois-tu cet arbre que le vent a couché ?

    Je le voyais, c’était un pin au tronc droit et long de cinq mètres. Il gisait à deux cents pas de là, posé sur ses branches, il avait dû toucher le sol sans bruit. Le mois de juin jetait son feu et l’air était rempli de senteurs, celle de la résine des conifères, celle des pollens, celle de la terre et celle des pierres. Les cigales craquetaient sans fatigue, plus il fait chaud et plus leurs « chants » sont stridents. Les mésanges occupées par leur quête de  chenilles et autres insectes ne comptaient plus leurs allers- retours de leur nichée au taillis. Dès qu’elles se posent sur le rebord du nid, les vibrations alors produites sortent de leur léthargie les quatre ou cinq oisillons nus qui se redressent fébrilement, leur bec jaune le plus grand ouvert possible.

     


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  • Je relevais mes paupières pendant que les images de ce souvenir s’élevaient en volutes. Manter me regardait fixement.

    Alors, on se souvient que cette expérience n’est pas si rare ?

    Comment pouvez-vous savoir ce qui se passe dans ma tête ? Dis-je avec stupéfaction. Vous me bluffez hein ?

    Oh j‘ai bien vu les signes sur ton corps. Ton esprit lui racontait une histoire saisissante, un morceau de vie qui appartient au passé. Tu viens de te souvenir d’un autre moment de liberté, pas vrai ?

    Vous ne vous trompez pas… un « sacré » souvenir m’a emporté. Je renouais avec les sensations extraordinaires qui peuplaient ce moment fabuleux, cette fantastique rencontre. Je lui racontai tout dans les moindres détails et il m’écouta sans m’interrompre. Puis je finis par lui dire : « Manter, pensez-vous que ce soit possible d’entrer en communication avec les animaux comme je l’ai cru, ou fut-ce une foutue illusion de ma part et dans ce cas j’ai réellement risqué ma vie comme un imbécile ? ».

    Je suis sûr que tu connais déjà la réponse. Cette question n’est pas étrangère au thème que nous venons d’aborder. Lorsque nous ne fonctionnons pas selon les principes étroits de la raison, la communication silencieuse devient possible. Plus facile même qu’avec ces langues sophistiquées que les humains ont élaborées sur des millénaires. Mais cela ne signifie pas qu’on peut tout se permettre, le fait que ce lion ne t’ait pas dévoré est un mystère en ce qui me concerne. Je ne sais pas comment tu as fait cela.

    Je n’ai rien fait d’autre qu’écouter ce qui me parut être la voix du fauve.

    Et bien, le fait que tu sois encore de ce monde te donne sans doute raison ; j’accepte l’idée que cet animal t’ait réellement adressé la parole. Il se passe des choses vraiment extraordinaires lorsque nous abordons le monde avec l’autre partie de nous-mêmes. Celle qui sent.

     


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  • Je restais pensif, lui, dessinait des figures sur le sol de la pointe de son bâton. De temps en temps il me jetait un coup d’œil par-dessous le rebord de son chapeau. Son corps diffusait une grande tendresse, je me félicitais silencieusement d’avoir rencontré cet homme qui semblait connaître tant de mystères de la vie. Un rouge-gorge sautillait un peu plus loin, il se posa sur  un arbuste en picorant l’écorce. Le vent secouait les feuillages et gênait le vol d’une pie qui ne put vérifier que la trajectoire la plus courte est la ligne droite, c’est en dessinant un demi cercle qu’elle parvint enfin à rejoindre son nid. Je partis en voyage dans ma tête, un événement qui s’était produit l’année  précédente refit son apparition. C’est en grande partie en raison de cette affaire que je dus quitter mon emploi dans un parc animalier. J’essayais de reconstituer toute la scène dans mon esprit et la présence de Manter qui s’était installé face à moi s’évanouit de ma conscience. J’étais en train de nettoyer les cages des lions, nous tirions les excréments avec des raclettes métalliques à long manche. Ce jour-là je remplissais cette tâche tout seul. Un  gros mâle me regardait intensément, les yeux remplis d’un sommeil fraîchement consommé. Il était couché et accompagnait chacun de mes gestes d’un mouvement de sa tête en faisant flotter sa crinière. Je crois bien que mes pensées s’étaient arrêtées, j’étais comme hypnotisé par le regard curieux de l’animal. Ce fut comme si je l’entendais en moi. Il me parlait. Sa voix était grave et douce, elle me mit irrationnellement en confiance. J’étais à cinquante centimètres des barreaux qui nous séparaient et je ne bougeais plus, écoutant la voix qui me disait : « Viens, n’aie pas peur, approche ! ». J’avais fermé les yeux, machinalement, sans réfléchir, juste pour mieux me fondre dans la voix. Il s’était levé silencieusement et se tenait le nez contre les barreaux. « Tu ne risques rien, touche moi. ». J’en étais convaincu, quelque chose en moi du domaine de l’instinct me l’assurait. J’étendis la main et la passai entre deux barres d’acier. Il se tourna pour mettre toute la longueur de son corps contre la paroi, comme pour s’abandonner à mes caresses. L’émotion tira l’eau de mes yeux pendant que ma main continuait son chemin de tendresse vers sa crinière. Il râlait de plaisir comme le font les chats. Se pouvait-il qu’il passe d’un instant de communion à l’instant qui le ferait tueur ? Une force m’empêcha d’y songer en ce moment précis. J’ai fini par passer les deux bras dans sa cage et prendre sa tête entière dans mes mains. Il a fermé ses yeux comme un enfant qui s’endort dans les bras de sa mère. Et c’est là que je fus surpris par le responsable des employés et que je  reçus une belle  engueulade aux accents chantants de la Provence. Le jour même, ma mère reçût un coup de téléphone du directeur. Il lui développa avec le plus grand ménagement dont il était capable que j’étais trop inconscient des dangers qui m’entouraient pour qu’il puisse me conserver dans ma fonction.

     


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  • Accompagnant mes paroles par le geste je ramassai une pierre ronde et la jetai contre la paroi du rocher noir. Elle vint heurter une grosse pierre, à cinq mètres de nous, sur laquelle elle rebondit avec force et alla se figer dans un trou à deux mètres du sol. Sa loge n’était pas beaucoup plus grande que la pierre qui s’y blottit tel un œuf dans son nid.

    Epaté, je tournai les yeux vers mon compagnon jardinier, il était immobile, fixant ma pierre ou le trou, peut-être les deux en même temps. Pendant trente secondes je ne fis que cela, faire voyager mon regard de ma pierre aux yeux de Manter.

    Tu peux recommencer ce tir ? me demanda-t-il.

    Quoi ? Vous voulez que je réessaye de lancer la pierre dans le trou en la faisant ricocher ? C’est impossible ! lui criai-je en m’esclaffant.

    Tu as certainement raison, il n’y a peut-être qu’une chance sur un million que tu y parviennes à nouveau. Et pourtant, sans pensée ni but, tu as réussi à faire quelque chose de tout à fait impossible.  C’est de cette liberté là que je voulais parler. Qui n’est pas liberté de penser, mais liberté d’agir sans encombrement. Dans l’instant où nous parlions de la « liberté », quelque chose de « toi » s’offrit cette liberté si précieuse. Sans que rien ne l’annonce. Nous sommes restés suspendus des poignées de secondes au-dessus du vide. Car la vraie liberté crée du vide en aspirant  tout le superflu. Sais-tu combien de fois par jour cette occasion  d’accomplir des actes de haute portée par leur qualité incommensurable nous est offerte ?

    Non je n’en sais rien, mais quel intérêt représente un acte que la volonté ne peut concevoir ?

    Voilà bien une question qui ne peut séduire que l’ego…Tu viens d’ajouter au monde un geste que tu es incapable de reproduire, incapable de comprendre et personne d’ailleurs ne le pourrait. Tu ne te demandes pas comment cela fut possible ?

    Je le regardais silencieusement avec une expression d’incompréhension sur le visage, je sentais bien dans les muscles des yeux et du front, des joues et de la bouche les légères tensions qui modèlent les masques qui nous racontent à l’autre en-deçà des mots. J’étais très conscient dans cette minute de la façon dont mon esprit commandait aux nerfs et aux tendons. Je l’entendais donner ses ordres au travers des réseaux sanguins et électriques qui allaient de mon cerveau à mon visage. J’écoutais le dialogue souterrain qui disait : « tiens ! Tends-moi ce tendon pour faire un peu pitié ! Crispe ce muscle sur les tempes pour montrer ta bonne foi ! ».

    Si je vous comprends bien, vous me dites que ce qui est important réside dans un acte que j’accomplirai de très rares fois dans une vie, qui n’aura pas été conçu par mon esprit, que je  ne serai pas capable de reproduire et dont le sens ou le rôle sera presque toujours inconnu ?

    Non, pourquoi penser que cela n’arrive que rarement ? Ce mode de fonctionnement nous accompagne, nous n’y sommes tout simplement pas attentifs. Nous basons nos actions sur notre « volonté », comme tu l’as dit toi-même, ainsi, nous ne sommes pas disponibles à cette dimension de notre cerveau.

    Seriez-vous capable vous, de renouveler la scène de tout à l’heure, que se passe-t-il dans ces moments là, le savez-vous Manter ?

    Il rit en se penchant vers mon oreille droite et me chuchota. « Tout à l’heure, c’était ton instant de liberté à toi ! Il t’appartient, je n’en suis qu’un témoin bienheureux » ! Je suis un chasseur de ces instants, sache que leur point de départ est toujours en toi. Il arrive que notre esprit soit trop occupé avec ses affaires internes, ou concentré sur un objectif précis, comme pour le tir à l’arc. Il calcule à plein régime voulant tout gérer. Te souviens-tu de l’image que tu avais en tête lorsque tu as lancé cette pierre ?

    Oui ! Dis-je en riant. J’imaginais une marionnette libérée et s’affalant à terre une fois pour toutes.

    Et tu as visé ce rocher là-bas, comme pour illustrer la mort de la marionnette ?

    Je ne sais pas… Peut-être quelque chose dans ce genre, oui.

    Mais ça ne s’est pas passé comme ton esprit l’avait pensé, la pierre n’est jamais retombée sur le sol. Peut-être est-ce un message de ton corps… Sa façon à lui de te dire qu’il est en lien avec ce qui est tout autour. Qu’il n’y a pas que les pensées qui décident de ta vie. Mais s’il y a eu message, il est certainement plus vaste encore et c’est à toi d’en percer le sens complet.


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