• La mort - Krishnamurti

    Ce fleuve était très large, plus d'un kilomètre, et très profond ; en son milieu les eaux étaient claires et bleues mais près des berges, l'eau était sale, souillée et paresseuse. Le soleil se couchait derrière l'immense ville tentaculaire en amont du fleuve. La fumée et la poussière de cette ville conféraient des couleurs extraordinaires au soleil couchant, qui se reflétaient sur les eaux vastes et dansantes.

    C'était une soirée très agréable et chaque brin d'herbe, les arbres et les oiseaux piailleurs, tout cela était contenu dans une sorte de beauté intemporelle. Rien n'était séparé, dissonant. Le bruit d'un train qui passait au loin faisait lui aussi partie de cette immobilité parfaite. A quelque distance de là, un pêcheur chantait. De chaque côté du fleuve on voyait de larges bandes de terrain cultivé et pendant la journée, les champs verts et fertiles avaient quelque chose d'ouvert et d'accueillant.

    Mais pour l'instant ils étaient sombres, silencieux et comme renfermés sur eux-mêmes. De ce côté-ci du fleuve il y avait un vaste espace de terrain en friche, où les enfants du village venaient jouer avec leurs cerfs-volants et s'amuser bruyamment, et c'est également là que séchaient les filets des pêcheurs. Leur barques primitives étaient amarrées non loin.

    Le village était tout à côté, un peu en retrait, et il y avait d'habitude des chants, des danses, ou quelque histoire tapageuse, mais ce soir-là, bien qu'ils soient tous devant leurs cabanes ou assis à proximité, les villageois étaient silencieux et étrangement pensifs. Un groupe descendit le sentier conduisant au fleuve, portant sur une civière de bambou un mort recouvert d'un linge blanc. Ils passèrent devant moi et je les suivis.

    Arrivés au bord du fleuve, ils déposèrent la civière au ras de l'eau. Ils avaient apporté du petit bois d'allumage et de grosses bûches et ils en firent un bûcher sur lequel ils mirent le corps, qu'ils arrosèrent d'eau du fleuve avant de le recouvrir de bois et d'herbes. Un très jeune homme mit le feu au bûcher funèbre. Nous étions environ une vingtaine et nous nous rapprochâmes. Aucune femme n'était présente, les hommes étaient assis par terre, enveloppés dans leurs vêtements blancs, absolument immobiles.

    Le feu commençait à répandre une chaleur intense et nous dûmes reculer. Une jambe noire et carbonisée jaillit du bûcher et y fut repoussée avec un long bâton. Mais elle ne voulut pas y rester et il fallut la coincer sous une lourde bûche. Les flammes jaunes et vives se reflétaient sur l'eau noire, ainsi que les étoiles. La brise légère s'était couchée en même temps que le soleil. A l'exception du bois qui craquait en brûlant, tout était silencieux. La mort était là, dans le feu. Entre tous ces gens absolu- ment immobiles et les flammes vivantes il y avait un espace infini, une distance illimitée, une immense solitude. Ce n'était pas quelque chose coupé de la vie, séparé et di- visé. C'était là l'origine et l'éternel commencement.

    Un peu plus tard on brisa le crâne du mort et les villageois commencèrent à partir. Celui qui resta le dernier devait être un parent. Il croisa ses mains, salua et reprit lentement le sentier. Il ne restait plus grand-chose maintenant. Les flammes ardentes s'étaient apaisées et seules quelques braises rougeoyaient. Les rares os qui n'avaient pas brûlé seraient jetés dans le fleuve le lendemain matin. L'immensité de la mort, son caractère immédiat et sa proximité! On mourait avec ce cadavre qui brûlait. Il y avait une solitude totale, mais pourtant pas de séparation, une solitude sans isole- ment. L'isolement est du domaine de l'esprit et non de celui de la mort.

     

    D'un âge assez avancé, digne et calme, il avait les yeux clairs et souriait souvent. Il faisait froid dans la pièce et il s'était entouré d'un châle épais. S'exprimant en anglais, car il avait fait ses études à l'étranger, il déclarait qu'il travaillait pour le gouverne- ment et qu'il venait de prendre sa retraite, ce qui lui laissait beaucoup de temps libre. Il avait étudié diverses religions et philosophies, dit-il, mais ce n'était pas pour venir en discuter qu'il avait parcouru un si long chemin.

    Il était très tôt, le soleil matinal jouait sur le fleuve dont l'eau resplendissait comme des millions de bijoux. Un petit oiseau jaune et vert prenait le soleil sur la véranda, tranquille et à l'abri.

    Ce pourquoi je suis venu, dit-il, c'est pour vous poser des questions ou peut-être pour que nous parlions ensemble de la chose qui me perturbe le plus: la mort. J'ai lu le Livre des Morts tibétain, ainsi que vos livres qui traitent de cette question. Les approches chrétienne ou islamique de la mort sont beaucoup trop superficielles. J'ai consulté nombre de maîtres religieux, ici et à l'étranger, mais en ce qui me concerne, leurs théories sont insatisfaisantes. J'ai beaucoup réfléchi à ce sujet et j'ai également médité, mais cela ne m'a guère aidé. Un ami qui vous avait entendu récemment m'a rapporté quelques-uns de vos propos et c'est pourquoi je suis venu. Pour moi, le problème n'est pas seulement la peur de la mort, la peur de ne plus être, mais il concerne également ce qui advient après la mort. C'est un problème que l'homme s'est posé tout au long des âges, et nul ne semble l'avoir résolu. Qu'en dites-vous?

     

    Débarrassons-nous tout d'abord du besoin de fuir la réalité de la mort au travers d'une quelconque croyance, comme la réincarnation ou la résurrection, ou par le biais d'une rationalisation trop facile. L'esprit souhaite tellement trouver une explication raisonnable à la mort, ou une réponse satisfaisante à ce problème, qu'il tombe aisé- ment dans l'illusion. Il nous faut prendre extrêmement garde à cela.

     

    Mais n'est-ce pas précisément l'une de nos plus grandes difficultés? Nous re- cherchons désespérément une certaine forme d'assurance, surtout chez ceux auxquels nous reconnaissons un savoir ou une grande expérience de la question. Et lorsque cela s'avère impossible à trouver, notre désespoir et notre espoir nous poussent à faire entrer en jeu nos propres théories réconfortantes et nos croyances. Et la croyance, de la plus insensée à la plus raisonnable, devient ainsi une nécessité.

     

    Aussi satisfaisante que la fuite puisse être, elle ne nous permet jamais de com- prendre un problème. C'est la peur qui provoque cette fuite. La peur provient du mouvement qui s'écarte du fait, de ce qui est. Et la croyance, aussi réconfortante soit-elle, porte en elle des germes de la peur. On se retranche devant la réalité de la mort parce qu'on ne veut pas la regarder, et les croyances et les théories constituent une issue de secours idéale. Car si l'esprit veut vraiment pénétrer l'extraordinaire signification de la mort, il doit rejeter sans résistance et de bonne grâce le besoin de chercher un réconfort plein d'espoir. Tout cela est évident, n'est-ce pas?

     

    Ne demandez-vous pas un peu trop? Pour comprendre la mort, nous devons être dans le désespoir, c'est bien ce que vous avez dit?

     

    Mais non, pas du tout. Ne peut-il y avoir que le désespoir quand il n'y a pas cet état que nous appelons l'espoir? Pourquoi toujours penser par oppositions? L'espoir est-il le contraire du désespoir? Si tel est le cas, cet espoir porte en lui les germes du désespoir, et à un tel espoir se mêle de la peur. Si nous voulons vraiment comprendre, ne faut-il pas d'abord nous libérer des oppositions? L'état de l'esprit est une des choses les plus importantes qui soient. Les activités qui découlent de l'espoir ou du désespoir font obstacle à la compréhension ou à l'expérience de la mort. Le mouvement des oppositions doit cesser. L'esprit doit appréhender le problème de la mort avec une lucidité totalement nouvelle dans laquelle le processus familier de la récognition est absent.

     

    Je crains de ne pas comprendre cette déclaration. Je saisis vaguement l'importance qu'il y aurait pour l'esprit de se libérer du système des oppositions, bien que cela semble extrêmement difficile. Mais ce que je ne parviens pas à saisir, c'est comment parvenir à se libérer du processus de récognition.

     

    La récognition est un processus qui appartient au connu, c'est le résultat du passé. L'esprit a peur de ce qu'il ne connaît pas. Si vous connaissiez la mort, vous ne la craindriez pas et n'auriez pas besoin d'explications élaborées. Mais il n'est pas possible de connaître la mort, car c'est quelque chose de nouveau, dont on n'a jamais fait l'expérience. Ce que l'on a expérimenté devient le connu, le passé et c'est à partir de ce passé et de ce connu que s'opère la récognition. Car aussi longtemps que ce mouvement du passé est agissant, le nouveau ne pourra être.

     

    Oui, en effet, je commence à comprendre.

     

    Ce dont nous parlons pour l'instant n'est pas quelque chose à quoi réfléchir plus tard, il faut au contraire en faire l'expérience directe au fur et à mesure que nous parlons. Cette expérience ne peut être accumulée car dans ce cas elle deviendrait mémoire, l'agent de la récognition qui fait obstacle à ce qui est nouveau et inconnu. La mort, c'est l'inconnu. Le problème n'est pas de savoir ce qu'est la mort et ce qui se produit après elle, mais c'est plutôt que l'esprit puisse se débarrasser du passé, du connu. C'est seulement alors que l'esprit vivant peut entrer dans le domaine de la mort, et rencontrer la mort, l'inconnu.

     

    Voulez-vous dire que l'on peut connaître la mort alors même que nous sommes vivants?

     

    La mort survient par accident, par la maladie ou la vieillesse, mais dans ces circonstances-là, il n'est guère possible d'être entièrement conscient. La douleur, l'espoir et le désespoir, la peur de l'isolement agissent, et l'esprit, le moi se débat consciemment ou inconsciemment contre la mort, contre l'inévitable. Et nous mourons en lut- tant désespérément contre la mort. Mais est-il possible - sans résistance, ni morbidité, sans tendances sadiques ou suicidaires, et alors que nous sommes pleinement vivants et mentalement vigoureux - d'entrer dans la maison de la mort? Ce serait possible, oui, si l'esprit était mort au connu, au moi. Et de la sorte, notre problème n'est pas la mort, mais bien que l'esprit parvienne à balayer des siècles d'expériences psychologiques accumulées, qu'il se libère de la mémoire sans cesse agissante, qui renforce le moi et le raffine.

     

    Mais comment y réussir? Comment l'esprit pourrait-il se libérer de ses propres limites? Il me semble qu'un agent extérieur est alors nécessaire, ou bien qu'il faille faire appel à la partie la plus noble et la plus élevée de l'esprit pour le purifier des traces du passé.

     

    C'est là une solution assez complexe, ne croyez-vous pas? L'agent extérieur peut très bien être l'influence du milieu, ou encore quelque chose situé au-delà des limites de l'esprit. Si cet agent est l'influence du milieu, c'est cette influence elle-même, de par ses traditions, ses croyances et sa culture, qui a en fait suscité les limites de l'es- prit. Si c'est par contre quelque chose au-delà de l'esprit, il n'est pas possible que la pensée, sous une forme ou sous une autre, puisse l'appréhender. Car la pensée est un avatar du temps ; elle est ancrée dans le passé et ne peut jamais s'en libérer.

    Si la pensée parvient à se libérer du passé, elle n'est plus la pensée. Il est tout à fait vain de spéculer sur ce qui peut exister au-delà de l'esprit. Car pour que cela puisse intervenir, il faut que la pensée, c'est-à-dire le moi, cesse radicalement. L'esprit doit être libéré de tout mouvement, il doit être immobile, mais sans qu'il y ait de motif à cette immobilité. L'esprit ne peut la rechercher. L'esprit peut bien diviser son propre champ d'activités - et le divise effectivement - en termes de noble et d'ignoble, de désirable et d'indésirable, d'élevé ou de bas, mais de telles divisions et subdivisions sont toujours contenues dans les limites même de l'esprit ; de sorte que tout mouvement de l'esprit, quelle que soit sa direction, n'est qu'une réaction du passé, du moi, du temps. C'est cette vérité seule qui est un facteur de libération et celui qui ne la perçoit pas, quoi qu'il puisse faire, restera toujours enchaîné. Toutes ses pénitences, ses vœux, sa discipline et ses sacrifices peuvent avoir un contenu sociologique et réconfortant, mais rien de tout cela n'a la moindre valeur par rapport à la vérité.  

     

    Jiddu Krishnamurti

    Note 48 - La mort - Commentaire sur la vie tome 2

     


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