• La méditation est simplement un état naturel de quiétude dans lequel toutes ces choses qui d’ordinaire sont refoulées, se voient autorisées à faire surface.

    J.K


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  • Il avait énormément plu, plusieurs centimètres par jour pendant plus d'une semaine, et le fleuve avait un fort débit. Il avait déjà débordé et certains villages étaient inondés. Les champs étaient recouverts d'eau et le bétail devait être transporté sur des terres plus élevées. Il ne s'en fallait que de quelques centimètres pour que le pont soit submergé et il y aurait alors véritablement des problèmes. Mais juste au moment où le seuil dangereux allait être atteint, la pluie cessa et le niveau du fleuve baissa. Quelques singes qui s'étaient réfugiés dans un arbre se trouvèrent isolés et il leur faudrait rester là un jour ou deux.

     

    Un matin de bonne heure, lorsque les eaux eurent baissé, nous partîmes vers la pleine campagne, immense étendue de terrain plat qui allait jusqu'au pied des montagnes. La route traversa nombre de villages et dépassa des fermes équipées de matériel moderne et électrique. C'était le printemps et tout au long de la route les arbres fruitiers étaient en fleurs. La voiture roulait de façon régulière. On entendait le ronflement du moteur et le frottement des pneus sur la route, et pourtant il régnait partout un silence extraordinaire, parmi les arbres, sur le fleuve et sur la terre cultivée.

     

    L'esprit n'est silencieux que dans le cas d'une grande énergie, lorsque existe cette attention dans laquelle toute contradiction, le désir qui part dans diverses directions, a cessé. La lutte que mène le désir n'aboutit pas au silence. Le silence ne s'obtient pas par la contrainte, il ne récompense pas le refoulement ni même la sublimation. Mais l'esprit qui ignore le silence n'est jamais libre, et les cieux ne sont ouverts qu'à l'esprit silencieux. La béatitude que recherche l'esprit ne se rencontre jamais au terme de ses recherches et ne se trouve pas non plus dans la foi. Seul l'esprit silencieux peut connaître cette grâce qui ne provient ni de l'église ni de la croyance. Pour que l'esprit soit silencieux, toutes ses parties contradictoires doivent se trouver réunies et fondues dans la flamme de la compréhension. L'esprit silencieux n'est pas un esprit réfléchi. Pour réfléchir, il faut que soient l'observateur et l'observé, l'expérimentateur lourdement chargé du passé. L'esprit silencieux n'a pas de centre à partir duquel devenir, être ou penser. Tout désir engendre la contradiction, car chaque centre du désir s'oppose à un autre centre. Le silence de l'esprit total est la méditation.

     

    C'était un homme encore jeune, à la tête assez volumineuse, aux yeux clairs et aux mains habiles. Il s'exprimait facilement et avec assurance et il avait emmené sa femme, une dame très digne qui, de toute évidence, ne dirait pas un mot. Il l'avait sans doute persuadée de l'accompagner, mais elle préférait écouter.

     

    - Je me suis toujours intéressé aux questions religieuses, dit-il, et le matin de bonne heure, avant que les enfants ne se lèvent et que la maison reprenne vie, je passe un temps considérable à pratiquer la méditation. Je trouve que la méditation aide énormément à acquérir la maîtrise de l'esprit et à cultiver certaines vertus essentielles. J'ai entendu ce que vous avez déclaré de la méditation il y a quelques jours, mais comme votre enseignement ne m'est pas familier, il m'a été difficile de suivre. Mais je ne suis pas venu vous parler de cela. Je suis venu vous parler du temps - le temps en tant que moyen d'atteindre au Suprême. Pour autant que je sache, le temps est nécessaire pour cultiver ces qualités et cette sensibilité de l'esprit qui sont essentielles si l'on veut connaître la lumière. Il en est bien ainsi n'est-ce pas ?

     

    Si l'on commence par présumer de certaines choses comment peut-on découvrir ce qu'il en est véritablement ? Les conclusions ne font-elles pas obstacle à la clarté de la pensée ?

     

    - J'ai toujours considéré que le temps était indispensable à la libération. C'est ce qu'affirment la plupart des livres religieux et je n'en ai jamais douté. Certains prétendent que quelques individus isolés ici et là ont atteint cet état instantanément mais ils sont l'exception, les exemples extrêmement rares. Pour la majorité d'entre nous, il faut du temps, une période brève ou longue, pour préparer l'esprit à cet état de grâce. Je comprends néanmoins ce que vous voulez dire lorsque vous déclarez que pour penser clairement, l'esprit doit être libéré de toute conclusion.

     

    Et cette libération n'est-elle pas très difficile ? Qu'entendons-nous par le temps ? Il y a le temps de l'horloge, le temps comme passé, présent et futur. Il y a le temps comme mémoire, le temps comme distance, lorsque l'on se déplace d'ici à là, et le temps comme réalisation, le processus par lequel on devient quelque chose. La notion de temps recouvre tout cela. Est-il possible que l'esprit se libère jamais du temps et sorte de ses limites ? Commençons par le temps chronologique. Peut-on se libérer du temps au sens concret et chronologique du terme ?

     

    - Non, surtout pas si on veut prendre le train ! Pour avoir une activité sensée en ce monde et pour maintenir un certain ordre, le temps chronologique est indispensable.

      

    - Il y a aussi le temps comme mémoire, habitude et tradition. Et le temps en ce qu'il permet de réussir, de réaliser, de devenir. Il faut de toute évidence du temps pour apprendre un métier ou acquérir une technique. Mais le temps est-il également nécessaire à la perception du Suprême ?

     

    - Il me semble que oui.

     

    Qu'est-ce qui réussit, qu'est-ce qui atteint ?

     

    - Je crois que c'est ce que vous appelez le moi. C'est-à-dire une somme de souvenirs et d'associations, tout à la fois conscients et inconscients. C'est cette entité qui connaît le plaisir et la douleur, qui a pratiqué des vertus, a acquis un savoir, réuni une expérience, cette entité qui a éprouvé l'accomplissement et la frustration et qui croit qu'il existe une âme, l'Atman, la partie supérieure du moi. Cette entité, ce moi, cet ego, est le produit du temps. Elle est par essence temporelle. Elle pense dans le temps, et se construit elle-même dans le temps. Ce moi, qui est la mémoire, croit que le temps lui permettra d'atteindre au Suprême. Mais ce « Suprême » procède de sa propre formulation et demeure ainsi de l'ordre du temps, ne pensez-vous pas ?

     

    - A la façon dont vous présentez les choses, il semble en effet que celui qui fait l'effort et le but vers lequel il tend sont tous deux compris dans la sphère du temps.

     

    Le temps ne peut que nous aider à atteindre ses propres créations temporelles. La pensée est la réponse de la mémoire et la pensée ne peut concevoir que ce qui a été assemblé par la pensée.

      

    - Faut-il en déduire que l'esprit doit se libérer de la mémoire et du désir de réussir, de parvenir ?

     

    Nous verrons cela plus tard. Essayons, si vous voulez bien, d'aborder le problème différemment. Prenez la violence, par exemple, et l'idéal de la non-violence. On dit que l'idéal de la non-violence agit à titre préventif contre la violence. Mais en est-il ainsi ? Supposons que je sois violent et que mon idéal soit de n'être pas violent. Il y a une distance, un fossé entre ce que je suis réellement et ce que je devrais être, l'idéal. Il faut du temps pour combler ce fossé ; on s'approche graduellement de l'idéal et pendant cet intervalle j'ai la possibilité de me laisser aller au plaisir de la violence. L'idéal représente le contraire de ce que je suis, et tous les contraires portent en eux les germes de leurs propres contraires. L'idéal est une projection de la pensée, donc du souvenir, et la mise en pratique d'un idéal est une activité qui a pour centre le moi, tout comme la violence. On dit depuis des siècles, et nous continuons à le répéter, qu'il faut du temps pour se libérer de la violence, mais ce n'est là qu'une habitude verbale qui ne renferme aucune sagesse. Nous sommes toujours violents. En sorte que le temps n'est pas le facteur de libération, comme nous le pensions. L'idéal de la non-violence ne libère pas l'esprit de la violence. Mais la violence ne peut-elle pas cesser - et ni demain, ni dans dix ans ?

     

    - Vous voulez dire instantanément ?

     

    Lorsque vous utilisez ce mot, ne continuez-vous pas à penser en termes de temps ? La violence peut-elle cesser, c'est tout, et non pas à un moment donné ?

     

    - Mais est-ce possible?

     

    Cela ne l'est que si l'on comprend le temps. Nous avons l'habitude des idéaux, et l'habitude de résister, de refouler, de sublimer, de substituer, et tout cela demande des efforts et des luttes dans le temps. L'esprit pense par habitude. Il est conditionné à ce qui est progressif, et il en est venu à considérer le temps comme moyen de parvenir à se libérer de la violence. C'est en comprenant la fausseté de ce procédé dans son ensemble que l'on perçoit ce qu'il en est réellement de la violence et c'est cela, le facteur de libération et non l'idéal, ou le temps.

     

    - Je crois comprendre, ou plus exactement je sens que ce que vous dites est vrai. Mais n'est-il pas très difficile de libérer l'esprit de l'habitude ?

     

    Cela n'est difficile que lorsque vous luttez contre l'habitude. Prenez l'habitude de fumer, par exemple. C'est lui donner vie que lutter contre elle. L'habitude est mécanique, et lui résister équivaut à alimenter la machine, lui donner davantage de puissance. Mais si vous considérez l'esprit et observez comment se forment les habitudes, vous comprenez ce qu'il est essentiel de comprendre et tout le reste devient insignifiant et s'évanouit.

     

    - Pourquoi l'esprit prend-il des habitudes ?

     

    Ayez conscience de la façon dont fonctionne votre propre esprit, et vous découvrirez pourquoi. L'esprit prend des habitudes afin d'être en sécurité, rassuré, certain de n'être pas perturbé et afin d'avoir la continuité. La mémoire est une habitude. Parler un langage particulier est une question de mémoire, d'habitude. Mais ce que ce langage exprime, une suite d'idées et de sentiments, est également habituel et repose sur ce qu'on vous a enseigné, sur la tradition et ainsi de suite. L'esprit se meut du connu au connu, en sorte qu'il ne se libère jamais du connu.

    Et cela nous ramène à notre point de départ. On suppose que le temps est nécessaire à la compréhension du Suprême. Mais ce que la pensée peut comprendre fait toujours partie du champ temporel. Il est absolument impossible que l'esprit puisse formuler et décrire l'inconnu. Il peut se perdre en spéculations à ce sujet, mais les spéculons ne sont pas l'inconnu.

     

    - Mais alors le problème se pose, comment reconnaître le Suprême ?

     

    En ne suivant aucune méthode. Pratiquer une méthode, c'est cultiver une autre série de souvenirs liés au temps, et la conception n'est possible qu'à partir du moment où l'esprit n'est plus enchaîné au temps.

     

    - L'esprit peut-il se défaire de ses propres chaînes ? Un agent extérieur n'est-il pas indispensable?

     

    Lorsque vous cherchez une aide extérieure, vous retombez dans votre conditionnement et vos conclusions. Vous ne devez vous occuper que de la seule question « l'esprit peut-il se libérer des liens qu'il a lui-même formés ? » Toutes les autres questions sont inutiles et empêchent l'esprit de répondre à cette question précise. Il n'est pas d'attention lorsqu'il y a une motivation, le besoin pressant de réussir, de réaliser, c'est-à-dire lorsque l'esprit cherche un résultat, une fin. Et ce n'est pas grâce à des discussions, des opinions ou des croyances que l'esprit découvrira la solution de ce problème mais bien de par l'intensité même de cette question particulière. - J.K.

     

    Note 52 - Le temps, l'habitude et les idéaux - Commentaire sur la vie tome 3

     


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  • Ce fleuve était très large, plus d'un kilomètre, et très profond ; en son milieu les eaux étaient claires et bleues mais près des berges, l'eau était sale, souillée et paresseuse. Le soleil se couchait derrière l'immense ville tentaculaire en amont du fleuve. La fumée et la poussière de cette ville conféraient des couleurs extraordinaires au soleil couchant, qui se reflétaient sur les eaux vastes et dansantes.

    C'était une soirée très agréable et chaque brin d'herbe, les arbres et les oiseaux piailleurs, tout cela était contenu dans une sorte de beauté intemporelle. Rien n'était séparé, dissonant. Le bruit d'un train qui passait au loin faisait lui aussi partie de cette immobilité parfaite. A quelque distance de là, un pêcheur chantait. De chaque côté du fleuve on voyait de larges bandes de terrain cultivé et pendant la journée, les champs verts et fertiles avaient quelque chose d'ouvert et d'accueillant.

    Mais pour l'instant ils étaient sombres, silencieux et comme renfermés sur eux-mêmes. De ce côté-ci du fleuve il y avait un vaste espace de terrain en friche, où les enfants du village venaient jouer avec leurs cerfs-volants et s'amuser bruyamment, et c'est également là que séchaient les filets des pêcheurs. Leur barques primitives étaient amarrées non loin.

    Le village était tout à côté, un peu en retrait, et il y avait d'habitude des chants, des danses, ou quelque histoire tapageuse, mais ce soir-là, bien qu'ils soient tous devant leurs cabanes ou assis à proximité, les villageois étaient silencieux et étrangement pensifs. Un groupe descendit le sentier conduisant au fleuve, portant sur une civière de bambou un mort recouvert d'un linge blanc. Ils passèrent devant moi et je les suivis.

    Arrivés au bord du fleuve, ils déposèrent la civière au ras de l'eau. Ils avaient apporté du petit bois d'allumage et de grosses bûches et ils en firent un bûcher sur lequel ils mirent le corps, qu'ils arrosèrent d'eau du fleuve avant de le recouvrir de bois et d'herbes. Un très jeune homme mit le feu au bûcher funèbre. Nous étions environ une vingtaine et nous nous rapprochâmes. Aucune femme n'était présente, les hommes étaient assis par terre, enveloppés dans leurs vêtements blancs, absolument immobiles.

    Le feu commençait à répandre une chaleur intense et nous dûmes reculer. Une jambe noire et carbonisée jaillit du bûcher et y fut repoussée avec un long bâton. Mais elle ne voulut pas y rester et il fallut la coincer sous une lourde bûche. Les flammes jaunes et vives se reflétaient sur l'eau noire, ainsi que les étoiles. La brise légère s'était couchée en même temps que le soleil. A l'exception du bois qui craquait en brûlant, tout était silencieux. La mort était là, dans le feu. Entre tous ces gens absolu- ment immobiles et les flammes vivantes il y avait un espace infini, une distance illimitée, une immense solitude. Ce n'était pas quelque chose coupé de la vie, séparé et di- visé. C'était là l'origine et l'éternel commencement.

    Un peu plus tard on brisa le crâne du mort et les villageois commencèrent à partir. Celui qui resta le dernier devait être un parent. Il croisa ses mains, salua et reprit lentement le sentier. Il ne restait plus grand-chose maintenant. Les flammes ardentes s'étaient apaisées et seules quelques braises rougeoyaient. Les rares os qui n'avaient pas brûlé seraient jetés dans le fleuve le lendemain matin. L'immensité de la mort, son caractère immédiat et sa proximité! On mourait avec ce cadavre qui brûlait. Il y avait une solitude totale, mais pourtant pas de séparation, une solitude sans isole- ment. L'isolement est du domaine de l'esprit et non de celui de la mort.

     

    D'un âge assez avancé, digne et calme, il avait les yeux clairs et souriait souvent. Il faisait froid dans la pièce et il s'était entouré d'un châle épais. S'exprimant en anglais, car il avait fait ses études à l'étranger, il déclarait qu'il travaillait pour le gouverne- ment et qu'il venait de prendre sa retraite, ce qui lui laissait beaucoup de temps libre. Il avait étudié diverses religions et philosophies, dit-il, mais ce n'était pas pour venir en discuter qu'il avait parcouru un si long chemin.

    Il était très tôt, le soleil matinal jouait sur le fleuve dont l'eau resplendissait comme des millions de bijoux. Un petit oiseau jaune et vert prenait le soleil sur la véranda, tranquille et à l'abri.

    Ce pourquoi je suis venu, dit-il, c'est pour vous poser des questions ou peut-être pour que nous parlions ensemble de la chose qui me perturbe le plus: la mort. J'ai lu le Livre des Morts tibétain, ainsi que vos livres qui traitent de cette question. Les approches chrétienne ou islamique de la mort sont beaucoup trop superficielles. J'ai consulté nombre de maîtres religieux, ici et à l'étranger, mais en ce qui me concerne, leurs théories sont insatisfaisantes. J'ai beaucoup réfléchi à ce sujet et j'ai également médité, mais cela ne m'a guère aidé. Un ami qui vous avait entendu récemment m'a rapporté quelques-uns de vos propos et c'est pourquoi je suis venu. Pour moi, le problème n'est pas seulement la peur de la mort, la peur de ne plus être, mais il concerne également ce qui advient après la mort. C'est un problème que l'homme s'est posé tout au long des âges, et nul ne semble l'avoir résolu. Qu'en dites-vous?

     

    Débarrassons-nous tout d'abord du besoin de fuir la réalité de la mort au travers d'une quelconque croyance, comme la réincarnation ou la résurrection, ou par le biais d'une rationalisation trop facile. L'esprit souhaite tellement trouver une explication raisonnable à la mort, ou une réponse satisfaisante à ce problème, qu'il tombe aisé- ment dans l'illusion. Il nous faut prendre extrêmement garde à cela.

     

    Mais n'est-ce pas précisément l'une de nos plus grandes difficultés? Nous re- cherchons désespérément une certaine forme d'assurance, surtout chez ceux auxquels nous reconnaissons un savoir ou une grande expérience de la question. Et lorsque cela s'avère impossible à trouver, notre désespoir et notre espoir nous poussent à faire entrer en jeu nos propres théories réconfortantes et nos croyances. Et la croyance, de la plus insensée à la plus raisonnable, devient ainsi une nécessité.

     

    Aussi satisfaisante que la fuite puisse être, elle ne nous permet jamais de com- prendre un problème. C'est la peur qui provoque cette fuite. La peur provient du mouvement qui s'écarte du fait, de ce qui est. Et la croyance, aussi réconfortante soit-elle, porte en elle des germes de la peur. On se retranche devant la réalité de la mort parce qu'on ne veut pas la regarder, et les croyances et les théories constituent une issue de secours idéale. Car si l'esprit veut vraiment pénétrer l'extraordinaire signification de la mort, il doit rejeter sans résistance et de bonne grâce le besoin de chercher un réconfort plein d'espoir. Tout cela est évident, n'est-ce pas?

     

    Ne demandez-vous pas un peu trop? Pour comprendre la mort, nous devons être dans le désespoir, c'est bien ce que vous avez dit?

     

    Mais non, pas du tout. Ne peut-il y avoir que le désespoir quand il n'y a pas cet état que nous appelons l'espoir? Pourquoi toujours penser par oppositions? L'espoir est-il le contraire du désespoir? Si tel est le cas, cet espoir porte en lui les germes du désespoir, et à un tel espoir se mêle de la peur. Si nous voulons vraiment comprendre, ne faut-il pas d'abord nous libérer des oppositions? L'état de l'esprit est une des choses les plus importantes qui soient. Les activités qui découlent de l'espoir ou du désespoir font obstacle à la compréhension ou à l'expérience de la mort. Le mouvement des oppositions doit cesser. L'esprit doit appréhender le problème de la mort avec une lucidité totalement nouvelle dans laquelle le processus familier de la récognition est absent.

     

    Je crains de ne pas comprendre cette déclaration. Je saisis vaguement l'importance qu'il y aurait pour l'esprit de se libérer du système des oppositions, bien que cela semble extrêmement difficile. Mais ce que je ne parviens pas à saisir, c'est comment parvenir à se libérer du processus de récognition.

     

    La récognition est un processus qui appartient au connu, c'est le résultat du passé. L'esprit a peur de ce qu'il ne connaît pas. Si vous connaissiez la mort, vous ne la craindriez pas et n'auriez pas besoin d'explications élaborées. Mais il n'est pas possible de connaître la mort, car c'est quelque chose de nouveau, dont on n'a jamais fait l'expérience. Ce que l'on a expérimenté devient le connu, le passé et c'est à partir de ce passé et de ce connu que s'opère la récognition. Car aussi longtemps que ce mouvement du passé est agissant, le nouveau ne pourra être.

     

    Oui, en effet, je commence à comprendre.

     

    Ce dont nous parlons pour l'instant n'est pas quelque chose à quoi réfléchir plus tard, il faut au contraire en faire l'expérience directe au fur et à mesure que nous parlons. Cette expérience ne peut être accumulée car dans ce cas elle deviendrait mémoire, l'agent de la récognition qui fait obstacle à ce qui est nouveau et inconnu. La mort, c'est l'inconnu. Le problème n'est pas de savoir ce qu'est la mort et ce qui se produit après elle, mais c'est plutôt que l'esprit puisse se débarrasser du passé, du connu. C'est seulement alors que l'esprit vivant peut entrer dans le domaine de la mort, et rencontrer la mort, l'inconnu.

     

    Voulez-vous dire que l'on peut connaître la mort alors même que nous sommes vivants?

     

    La mort survient par accident, par la maladie ou la vieillesse, mais dans ces circonstances-là, il n'est guère possible d'être entièrement conscient. La douleur, l'espoir et le désespoir, la peur de l'isolement agissent, et l'esprit, le moi se débat consciemment ou inconsciemment contre la mort, contre l'inévitable. Et nous mourons en lut- tant désespérément contre la mort. Mais est-il possible - sans résistance, ni morbidité, sans tendances sadiques ou suicidaires, et alors que nous sommes pleinement vivants et mentalement vigoureux - d'entrer dans la maison de la mort? Ce serait possible, oui, si l'esprit était mort au connu, au moi. Et de la sorte, notre problème n'est pas la mort, mais bien que l'esprit parvienne à balayer des siècles d'expériences psychologiques accumulées, qu'il se libère de la mémoire sans cesse agissante, qui renforce le moi et le raffine.

     

    Mais comment y réussir? Comment l'esprit pourrait-il se libérer de ses propres limites? Il me semble qu'un agent extérieur est alors nécessaire, ou bien qu'il faille faire appel à la partie la plus noble et la plus élevée de l'esprit pour le purifier des traces du passé.

     

    C'est là une solution assez complexe, ne croyez-vous pas? L'agent extérieur peut très bien être l'influence du milieu, ou encore quelque chose situé au-delà des limites de l'esprit. Si cet agent est l'influence du milieu, c'est cette influence elle-même, de par ses traditions, ses croyances et sa culture, qui a en fait suscité les limites de l'es- prit. Si c'est par contre quelque chose au-delà de l'esprit, il n'est pas possible que la pensée, sous une forme ou sous une autre, puisse l'appréhender. Car la pensée est un avatar du temps ; elle est ancrée dans le passé et ne peut jamais s'en libérer.

    Si la pensée parvient à se libérer du passé, elle n'est plus la pensée. Il est tout à fait vain de spéculer sur ce qui peut exister au-delà de l'esprit. Car pour que cela puisse intervenir, il faut que la pensée, c'est-à-dire le moi, cesse radicalement. L'esprit doit être libéré de tout mouvement, il doit être immobile, mais sans qu'il y ait de motif à cette immobilité. L'esprit ne peut la rechercher. L'esprit peut bien diviser son propre champ d'activités - et le divise effectivement - en termes de noble et d'ignoble, de désirable et d'indésirable, d'élevé ou de bas, mais de telles divisions et subdivisions sont toujours contenues dans les limites même de l'esprit ; de sorte que tout mouvement de l'esprit, quelle que soit sa direction, n'est qu'une réaction du passé, du moi, du temps. C'est cette vérité seule qui est un facteur de libération et celui qui ne la perçoit pas, quoi qu'il puisse faire, restera toujours enchaîné. Toutes ses pénitences, ses vœux, sa discipline et ses sacrifices peuvent avoir un contenu sociologique et réconfortant, mais rien de tout cela n'a la moindre valeur par rapport à la vérité.  

     

    Jiddu Krishnamurti

    Note 48 - La mort - Commentaire sur la vie tome 2

     


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