• Manter aimait bien appuyer sur la dualité : esprit/corps. Il le faisait avec des termes aussi variés  que les disciplines auxquelles il s’adonnait pour mettre en évidence les embûches posées par cette dualité. Pour lui, tout gravitait autour de cette question. Si la beauté d’un coucher de soleil nous évoque un sentiment particulier, se trouver dans l’état de voir le spectacle  dans le temps précis où les deux « époux », les deux consciences qui nous habitent, se passent la « bague au doigt », est un million de fois plus beau que le coucher du plus bel astre de l’univers. Il semblait être en permanence à la lisière de l’expérience intérieure. Selon lui, elle  se produit « mille » fois par jour, le phénomène le plus intime est également le plus inconnu. Chaque instant de la vie étant digne de cette expérience, il le traversait avec la même attention, le même respect. Ainsi, il regardait toute chose avec les mêmes yeux. « Tu ne connais le goût de l’orange que si tu la pèles », ces mots, il prenait plaisir à me les répéter chaque fois qu’il le jugeait nécessaire. « Symboliquement, l’image du fruit qui est à peler, représente toute la concentration que requiert chaque action. Une pensée, un mot, un regard, un geste,  tout cela est action ! », Ajoutait-il chaque fois que je me laissais aller à une distraction, ou à un empressement. « Le plus nourrissant des actes ne réside pas dans le fait d’avaler ce fruit. Mais bien dans ce que tu vas lui donner lorsque tu lui retires sa peau, s’il est sur ta table ou dans ton sac à provisions. Et s’il est encore sur l’arbre, le plus nourrissant est dans l’acte de le cueillir ». Lorsque j’entendais ces mots pour la première fois et sans doute encore de nombreuses autres fois, je ne pouvais pas en percer le sens. Je les considérais comme un effet de sa nature mystique ou poétique. Les premiers temps de notre rencontre, Manter m’apparaissait comme un personnage double, un côté de lui exprimait une grande sagesse ou connaissance et l’autre une sorte de petite folie douce. Je ne tardai pas à corriger cette vision des choses tout au long des mois qui suivirent.

     


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  • Détendre mon corps pendant que je le soumettais à un exercice difficile me parut un drôle de paradoxe, mais pourtant ça marchait. Plus je parvenais à détendre les parties de mon corps les plus sollicitées et plus l’épreuve était abordable. Je pouvais voir à ce moment précis deux plans distincts, comme deux voies susceptibles de me mener en un même lieu. L’un était le plan des pensées et des tensions, l’autre était celui des sensations et de la communion. Selon le chemin que je choisissais, le résultat se révélait totalement différent. Je répétais l’expérience de passer d’un mode à l’autre plus d’une dizaine de fois, car si je me souvenais facilement des pensées essentielles qui avaient traversé mon esprit, sitôt que je me déconnectais des sensations, leur souvenir devenait confus. Comme si leur nature était insaisissable par les fonctionnements de la  mémoire. Mes muscles, mes tendons, mes os et ma peau semblaient à la fois plus sensibles et plus tolérants, c’était comme si je pouvais marcher sur des tessons de verre pieds nus et sans souffrance. J’ai pratiqué cet exercice pendant plus de vingt minutes, chaque voyage sur ce tronc me faisait toucher un peu plus profondément une dimension nouvelle de « l’agir ». J’étais en train de découvrir les possibilités d’un corps qui s’affranchit de la volonté pensante de l’ego. Mais je ne pus maintenir cet état de conscience plus longtemps, mes pensées revinrent à l’assaut et je ne réussis pas à les repousser une fois de plus. Je rouvris les yeux signifiant ainsi à Manter que c’était assez pour moi.

     


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  • Marchons jusqu’à lui, me dit-il. Nous allons essayer de toucher quelques fonctionnements de notre cerveau, veux-tu bien ? Il avait prononcé ces mots sur un ton mêlé de défi et de plaisanterie.

    Avec plaisir, je vous suis. Quels sont ces fonctionnements que vous voulez me faire découvrir ? Dis-je en prenant mes affaires et en lui emboîtant le pas.

    Nous allons faire un petit jeu d’équilibre, monter sur ce tronc et observer comment et avec quels outils notre esprit fait ses calculs afin de nous éviter de chuter.

    Il nous fallut trois minutes pour rejoindre l’arbre, l’idée m’enchantait, je ne doutais pas de mes qualités physiques et grimper aux arbres faisait partie de mes activités ludiques courantes. Dès que nous fûmes sur place il me dit de sauter sur le tronc. Je gravis d’un saut le mètre qui le séparait du sol.

    Que dois-je faire exactement ? Dis-je en faisant le funambule les bras légèrement écartés, je traversai toute la longueur sans traîner et revins vers les racines découvertes avec facilité et plaisir.

    Il me dit fermement « arrête-toi là, juste au milieu ! Avec quoi te maintiens-tu ?  ».

    —    Avec mes pieds ! Lui-dis-je en riant. Et avec les muscles de mes jambes. Tous mes muscles se parlent et collaborent !

    —    C’est tout ? En es-tu sûr ? 

    Avec mes bras également, bien entendu. Je ne voyais pas ce qu’il espérait que je lui réponde.

    Ok ! Alors ferme les yeux maintenant, Et fais quelques pas.

    C’était une autre chanson, sans le sens de la vue mon équilibre devint plus précaire. Je faillis glisser plusieurs fois, marcher en aveugle sur une surface convexe et étroite n’est pas aisé.

    Quelles sont tes constatations ?

    Et bien, j’imagine que je peux témoigner que mes yeux et sans doute mes oreilles aussi participent à mon équilibre…

    En effet, ton cerveau utilise tes yeux, tout ce qui se trouve autour de toi est une base pour ses calculs. En le privant donc de ces données visuelles, tu vas limiter son implication rationnelle dans le défi que tu te lances. Ces informations sont périphériques et plus leur quantité est élevée, moins tu perçois les sensations  qui émanent du centre de ton corps. Tes yeux sont les fidèles servants de ton calculateur mental.

    Du centre de mon corps ? Je ne comprends pas bien. Que dois-je attendre du centre de mon corps ?

    Il vint me rejoindre sur le tronc et se tint face à moi. Puis il ferma les yeux, sembla se concentrer, et marcha à reculons. Tout d’abord doucement, jusqu’aux premières branches. Ses pieds n’hésitaient aucunement, comme s’il avait des yeux au bout de chaque orteil. Il revint vers moi en accélérant, se colla contre moi et repartit en arrière plus rapidement qu’il ne l’avait fait la première fois. Ses déplacements remuaient l’arbre et je faillis glisser. Les yeux toujours clos, il s’arrêta à un mètre de ma position, releva un genou et tint en équilibre sur un pied. Il changea de pied quatre fois en sautant, son équilibre était parfait.

     


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  • J’avoue que je ne suis pas capable de comprendre clairement ce que vous dites. Il y a donc une partie de mon cerveau qui sent, et l’autre que fait-elle précisément ?

    De l’arithmétique ! dit-il d’un ton professoral. Des calculs. Regarde ! Il pointait du doigt la direction de l’est. Vois-tu cet arbre que le vent a couché ?

    Je le voyais, c’était un pin au tronc droit et long de cinq mètres. Il gisait à deux cents pas de là, posé sur ses branches, il avait dû toucher le sol sans bruit. Le mois de juin jetait son feu et l’air était rempli de senteurs, celle de la résine des conifères, celle des pollens, celle de la terre et celle des pierres. Les cigales craquetaient sans fatigue, plus il fait chaud et plus leurs « chants » sont stridents. Les mésanges occupées par leur quête de  chenilles et autres insectes ne comptaient plus leurs allers- retours de leur nichée au taillis. Dès qu’elles se posent sur le rebord du nid, les vibrations alors produites sortent de leur léthargie les quatre ou cinq oisillons nus qui se redressent fébrilement, leur bec jaune le plus grand ouvert possible.

     


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  • Je relevais mes paupières pendant que les images de ce souvenir s’élevaient en volutes. Manter me regardait fixement.

    Alors, on se souvient que cette expérience n’est pas si rare ?

    Comment pouvez-vous savoir ce qui se passe dans ma tête ? Dis-je avec stupéfaction. Vous me bluffez hein ?

    Oh j‘ai bien vu les signes sur ton corps. Ton esprit lui racontait une histoire saisissante, un morceau de vie qui appartient au passé. Tu viens de te souvenir d’un autre moment de liberté, pas vrai ?

    Vous ne vous trompez pas… un « sacré » souvenir m’a emporté. Je renouais avec les sensations extraordinaires qui peuplaient ce moment fabuleux, cette fantastique rencontre. Je lui racontai tout dans les moindres détails et il m’écouta sans m’interrompre. Puis je finis par lui dire : « Manter, pensez-vous que ce soit possible d’entrer en communication avec les animaux comme je l’ai cru, ou fut-ce une foutue illusion de ma part et dans ce cas j’ai réellement risqué ma vie comme un imbécile ? ».

    Je suis sûr que tu connais déjà la réponse. Cette question n’est pas étrangère au thème que nous venons d’aborder. Lorsque nous ne fonctionnons pas selon les principes étroits de la raison, la communication silencieuse devient possible. Plus facile même qu’avec ces langues sophistiquées que les humains ont élaborées sur des millénaires. Mais cela ne signifie pas qu’on peut tout se permettre, le fait que ce lion ne t’ait pas dévoré est un mystère en ce qui me concerne. Je ne sais pas comment tu as fait cela.

    Je n’ai rien fait d’autre qu’écouter ce qui me parut être la voix du fauve.

    Et bien, le fait que tu sois encore de ce monde te donne sans doute raison ; j’accepte l’idée que cet animal t’ait réellement adressé la parole. Il se passe des choses vraiment extraordinaires lorsque nous abordons le monde avec l’autre partie de nous-mêmes. Celle qui sent.

     


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